IX Je découvre Le Gourou
Durant ma promenade avec Lola, j’ai pris conscience que l’Académie n’était qu’une toute petite partie de la ville.
– Tu sens cette odeur ? m’a demandé ma copine, alors que nous approchions du centre.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Le quartier d’Ambrosia. C’est là qu’on trouve les meilleurs cafés.
Elle m’a emmenée dans son quartier préféré de la ville, Le Gourou.
Nous nous sommes installées à la terrasse d’un café, et un serveur chauve, prénommé Mo, nous a apporté le plus gros – et le meilleur – petit déjeuner qu’on puisse imaginer. Des pancakes à tomber… un chocolat presque aussi savoureux que celui de Lola… des croissants dont je ne vous dis que ça… des chaussons aux pommes… des pains au chocolat… des pains aux raisins… du pain grillé… des tartines chaudes… des confitures variées… du jus d’orange frais (avec la pulpe, le rêve !), et j’en oublie ! Le tout à s’en lécher les doigts !
Entre deux bouchées, Lola m’a parlé de sa vie d’avant. De sa grand-mère qui l’a élevée, elle et ses quatre frères, après la mort de sa mère. Pour ma part, je lui ai parlé de ma mère et de ma petite sœur. Je lui ai raconté comment notre vie était devenue géniale quand Maman avait rencontré Dess.
– J’ai peur de les oublier, ai-je avoué.
– Pas de risque, a affirmé Lola. Par contre, au fur et à mesure, tu auras de moins en moins mal en pensant à eux.
Nous nous sommes tues un moment, puis j’ai repris :
– Et toi ? Comment tu as, hum…
– Comment j’ai mouru ? a complété Lola en riant.
– Tu n’es pas obligée de répondre, si ça te gêne.
– Franchement, ça ne me dérange pas du tout. C’est juste que… Il n’y a que les petits nouveaux pour poser cette question !
Elle s’est raclée la gorge avant de dire :
– Si tu veux vraiment le savoir… je me suis pris une balle.
– Une balle de…
– Pas une balle de tennis ! Une balle de revolver !
– Quelqu’un t’a tiré dessus ? C’est immonde !
– Par erreur, seulement par erreur. Il n’y a pas de quoi en faire un fromage. Tu verras, dans quelque temps, ce genre de truc te semblera sans importance. Comme-comme quand tes dents de lait sont tombées, tiens !
– Attends ! ai-je protesté. Entre perdre ses dents de lait et se prendre une balle, y a une marge, quand même.
– D’accord, a reconnu Lola. Mais, là où je vivais, il y avait tellement pire que de se prendre une balle…
– Et alors ? Mourir à ton âge…
« A notre âge », ai-je pensé. Et, un bref instant, je me suis sentie seule et abandonnée…
Lola a deviné mon vague à Pâme. Elle a posé une main sur la mienne et a dit :
– C’est le destin, Mél. Il y a des vies très longues et très compliquées, un peu comme des symphonies.
– Des symphonies ? Beurk ! On en a écouté des bouts, en cours de musique… Je me souviens d’un morceau horrible… T’avais plein d’accords qui faisaient un maximum de bruit, genre « tadadam, tadam, dam ». Ça durait des siècles… et ça ne finissait jamais !
– C’est à ça que je pensais, a confirmé Lola. A l’inverse, nos vies ont filé comme des chansons dans des radios « 100 % tubes », tu sais, ces stations où on ne passe que des trucs qui te donnent la pêche ?
Elle a chantonné un air qui pouvait aussi bien être du r’n’b’ que de la soul… ou un style de son temps !
– T’imagine si ces chansons duraient aussi longtemps qu’une symphonie ? a-t-elle conclu. Le cauchemar ! Elles sont parfaites comme elles sont.
Lola avait une manière très personnelle d’expliquer les choses. Pour ma part, j’aurais aimé pouvoir choisir une option combinée. Une chanson bien groove qui durerait autant qu’une symphonie sans embêter personne. Une Mélaniephonie… Mais à quoi bon insister ?
– Tu sais, pour ce matin…, ai-je commencé.
Lola m’a interrompue :
– Je suis désolée. Je ne savais vraiment pas quoi faire ! Je ne voulais pas te trahir, et en même temps, je…
– Oh, laisse tomber l’initiation ! Si ça les amuse… Je voulais juste te demander : les anges, est-ce que… Est-ce qu’un jour, on sera comme eux ?
– Ceux que tu as vus sont un peu spéciaux. Ils sont chargés des missions cosmiques. Ils sont surtout en contact avec la nature. Ils n’ont pas grand-chose à voir avec les humains ou les sentiments…
– Tu veux dire par exemple qu’ils ne vont jamais faire les boutiques ?
Lola a éclaté de rire :
– D’accord, je vois où tu veux en venir…
Elle a appelé Mo et lui a montré une sorte de carte d’identité. C’était apparemment sa manière de payer.
– A plus, mademoiselle Sanchez ! a-t-il lancé en débarrassant notre table.
– Hé ! ai-je protesté. Pourquoi j’ai pas de carte comme la tienne, moi ?
– Parce que tu dois passer une période probatoire avant d’en obtenir une, m’a-t-elle expliqué.
– Une période quoi ?
– Probatoire. Tu es prise à l’essai, si tu préfères.
– C’est quoi, cette arnaque ? T’es en train de m’expliquer que si je n’ai pas de bonnes notes, je vais me faire virer de l’Académie des anges ?
(Oui, je sais. La veille, je ne pensais qu’à m’enfuir d’ici au plus vite ; et, maintenant, j’étais scandalisée à l’idée de pouvoir être exclue. Ne me demandez pas de vous expliquer. Je suis comme ça, c’est tout !)
– Pas de panique, Mél ! Pour être virée, il faut vraiment le vouloir ! Aucune chance que ça t’arrive.
– Comment je saurais que j’ai réussi ma période probatoire ?
– Quand tu auras ton nom. Ton vrai nom d’ange. Tu verras, c’est le meilleur moment !
Elle a eu l’air tout chose en s’en souvenant, comme Maman quand elle entendait une chanson d’Elton John.
– Toi, tu le connais mon vrai nom ?
– Je…
– T’es pas obligée de me le dire en entier. Peut-être juste la première et la dernière lettre…
Lola m’a souri :
– Toi seule le sauras, le moment venu. C’est comme s’il était enfermé en toi. Un jour, tu sentiras que la clef tourne dans la serrure, tu l’entendras jaillir, et tu auras l’impression de l’avoir toujours su.
Ça m’a rappelé un truc :
– C’est bizarre, mais quand j’étais petite, on était à la mer et je…
Lola ne m’a pas entendue. Elle venait de sauter sur ses pieds.
– Bon, on y va, Mél ? Il est temps de goûter les trois plaisirs de cette vie : dépenser, acheter, et encore dépenser !
– Mais… Je n’ai pas d’argent… Ni de carte…
Les yeux de Lola ont pétillé :
– Mélanie Beeby, quelque chose me dit que tu ne vas pas regretter d’avoir atterri ici !